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Exo « Écrire suivant un incipit » : Ma Ku

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Message  bertrand-môgendre Mer 8 Mai 2013 - 12:26

C'était inévitable : l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées.



Ma Ku




C’était inévitable : le goût des amandes amères me rappellerait toujours le destin de mes amours contrariées.

Un vieil homme occupait une place privilégiée sur le trottoir. Rivé sur une petite chaise de bambou, il observait les passants, ceux qui pressaient le pas, ceux qui jetaient leur mégot. À l'heure de la sieste, seule l'immobilité de son éventail trahissait ses endormissements successifs. Il répondait aux politesses des habitués qui s'arrêtaient chez le voisin, son petit-fils, pour se restaurer.
En raison de la proximité de mon lieu de travail, je choisissais la seule gargote dont le propriétaire m'inspirait confiance. Li Cheng proposait une formule restauration rapide. J’y déjeunais sur le pouce assez régulièrement. En gage de fidélité, je recevais une poignée d’amandes grillées, accompagnée d’un sourire bienveillant. Je m’habituais à voir s’illuminer le visage du commerçant à chacune de mes salutations.
Il avait un don pour les grillades. J’étais devenue accro à ses préparations magiques sur le réchaud à charbon. Comme bien d’autres clientes, je pensais qu’un cuisinier capable de confectionner des plats aussi savoureux ne pouvait être qu’une bonne personne.
Frêle, le lien qui nous réunissait de chaque côté du comptoir se rompait une fois l’addition payée. La complicité de nos regards me faisait sourire, rougir et fuir à petits pas.
En chemin, je croquais avec gourmandise les amandes offertes.

Un midi de fin de semaine, je voulus choisir moi-même le poisson directement dans le vivier au fond de la salle. Étroitesse du lieu. Chaleur. Ma peau effleura les lèvres de cet homme. Nous étions jeunes. Sans réfléchir, j’étais contente qu’il prît les devants, touchât mes seins et les pressât. Bien qu'effarouchée, j’allais enfin pouvoir vérifier si les mains masculines avaient véritablement le pouvoir de faire grossir mes petites excroissances pommelées. Premier contact furtif, néanmoins prometteur. La curiosité réciproque des jours suivants nous rapprocha. Je me contentai de peu, lui non. À vouloir approfondir la découverte de notre anatomie, l’arrière-boutique semblait bien étroite. Nous nous en évadâmes à l’occasion de la fête de la lune. J’enfourchai le porte-bagages de son vélo électrique qu’il conduisit loin au-delà de la ville jusqu’à l’échouer dans un champ bien vert. La journée ensoleillée m’emportait dans un monde léger, féérique.
Nous nous assîmes à l’ombre d’un bouquet de bambous aux tiges annelées de gros nœuds, juste au bord d’un bois d’eucalyptus.
Malgré ses défauts apparents, j’avais décidé de m'en remettre à Li Cheng et de l’accepter.
Je laissai mon amoureux dévoiler mon corps, caresser puis écarter mes jambes. Libérée de toutes entraves, j’étais prête.
Les fleurs se souviennent toutes de leur première ouverture au grand jour. Elles préservent en leur cœur la couleur du soleil.

L’acte qui s’ensuivit fut bestial. Décevant dans sa rapidité d’exécution, répugnant par les salissures que je dus nettoyer pendant qu’il fumait sa cigarette. Si maman m’avait prévenue que les femmes devaient passer une partie de leur vie les cuisses grandes ouvertes pour que les mâles épanchent leur virilité avec force coups de boutoir, j’aurais peut-être hésité plus longtemps ou peut-être jamais osé commencer le début d’une relation. Mais la curiosité est mère de tous les vices. Pour moi, tomber amoureuse signifiait tomber de haut, parce que je connus effectivement ce vertige.

Pourtant, le feu brûlait en nous. La cohabitation naturelle qui s’ensuivit s’ajustait bien à l’expression se mettre à la colle car, chaque soir, nous étions soudés l’un à l’autre. J’étais aimante, désireuse de satisfaire ses moindres désirs. Il disait que ma présence lui donnait du courage, mon absence avivait sa jalousie. Du sentiment de confiance à celui de la souffrance, j’aurais pu croire qu’il y avait un roman à écrire, donnant à l’incipit suffisamment d’ouverture pour dérouler les chapitres d’une histoire d’amour. J’en connus la conclusion plus vite que prévue.
En société, il me demandait d’être séduisante avec la retenue indispensable révélant une bonne éducation.
Au lit, il ne manquait pas de solliciter la nymphomane que je n’étais pas. Je me souvenais alors de l’édredon dans lequel, petite fille sur le kang1 familial, je me nichais avant de m’endormir. Ses déceptions face à mon manque d’entrain le faisaient regretter ouvertement l’abolition de la polygamie.
Bien que ma mère me pressât d'accepter ses herbes médicinales abortives, j’hésitai longtemps entre mon désir de maternité et celui de le renier.
Une collègue de bureau affirmait sans cesse que les médicaments allopathiques étaient de vrais poisons. Je testai cette idée reçue après une séance particulièrement saignante. La seule boîte d’antidépresseurs que je retrouvai dans mon tiroir, me servit à assouvir ce besoin de délivrance. J'absorbai la totalité des pilules.
Les hélices du ventilateur brassaient l’air sans espoir de l’adoucir.


Mon appel au secours fut entendu par une infirmière qui me soignait à l’hôpital. « Rassurez-vous, le fœtus est vivant ».
Tu étais encore bien accrochée au fond de moi. Et c’est ce qui me fit prendre enfin une sage décision. Te protéger. Te garder au risque de ne pas réussir à franchir la passerelle faite d’un seul tronc d’arbre.
Mon entourage me trouvait transformée. J’étais devenue froide, taciturne, enfermée sur moi-même, ou plutôt devrais-je dire, sur toi-même.

Les bleus parsemés d'étoiles éloignèrent mon corps et mon esprit de ce qu'il appelait notre amour. Pourquoi ce revirement ? La pression au travail ? Était-ce lié au fait que je t’attendais, que je refusais ses avances ? L’amour est un acte qui entraînent certaines conséquences. Mon homme s’en arrangeait pour épancher ses tensions pulsionnelles avec des prostituées. Il consommait la friture frétillante. Il m'avait transformé en épouse légitime, une espèce de morue salée qui se conserve longtemps.
À présent, je pensais qu’un cuisinier capable de préparer des plats aussi savoureux ne pouvait être qu’un dissimulateur, séducteur, masquant la violence d’une cuisson à feu vif par un enrobage onctueux ou craquant à souhait. Ne voulant pas trouver plus d’explications, je ne supportais plus les mensonges, les coups.
Du jour où tu te manifestas, je stoppai net toutes relations sexuelles, tous contacts physiques, avec lui en particulier et les hommes en général. Je voulais te protéger de l’étau meurtrier duquel je m’extirpai sans regrets. L’amour se sublima et grandit avec toi.
La voix de Li Cheng s'estompa. J'écoutai la tienne
Alors, je repris espoir, remballai mon amour manqué et suivis mon ventre qui me priait d’aller de l’avant.

Le vieil homme assis sur le trottoir agitait son éventail en feuille de palmier, pour évacuer les mauvais insectes.

***

Mon travail d’interprète me permettait d’assumer mon choix de vie indépendante, avec de quoi subvenir à nos besoins et à ceux de mes parents qui, en contrepartie s’occupaient de toi la journée.
Une rencontre fut le déclic fondateur de ma nouvelle existence.

Cela se produisit dans un restaurant à Beijing. Elle portait le nom de Lian.
Lian devait assurer une prise de contact entre des investisseurs français et son patron. Ce dernier avait loué mes services d’interprète. Je mangeais et buvais peu. Lian souriait beaucoup. Séduisante. Le monde masculin nous excluait des prises de décision et nous poussait en avant pour illustrer les blagues graveleuses. En fin de soirée karaoké, j'abandonnai mon rôle de traductrice avec la bénédiction de notre patron commun et une enveloppe gonflée de petites coupures. Lian cligna de l’œil avant de m'inviter à sauter dans le même taxi. Nous devions être en forme le lendemain pour la conclusion et la signature de contrat. Une forme de complicité nous entraîna dans la seule chambre d’hôtel réservée à notre intention. Nous nous endormîmes exténuées, l’une à côté de l’autre comme deux sœurs qui se retrouvent.

De retour à Shanghaï, Lian m'invita plusieurs fois à prendre une collation au café français en bas de chez elle.
Un jour où nous achetions des coupons de tissu dans une boutique populaire de Huai Hai Lu, Lian, cliente courant d’air, accrocha par hasard une de mes épingles à cheveux dans son foulard léger. Je me sentis proie, saisie sur le vif. Elle m’entraînait dans sa tourmente vers un nouvel ailleurs.
Avec Lian je me sentais comme neuve, vivante.
Une autre fois, nous nous retrouvâmes au Moca, le musée d'art contemporain. L'exposition présentée ne déclenchait aucun intérêt chez moi. Je restai indifférente à cet art conceptuel. Sensible à mes réflexions, Lian me proposa de me montrer ses portraits réalisés par un véritable artiste.
Femme parfaite, elle me fit découvrir les secrets de mon propre corps.
Je connus enfin mon premier orgasme.
Une porte s’était ouverte. La plénitude dans laquelle je m’engouffrai ne dura qu’un instant.
Il me fallait immédiatement recommencer. Quels avaient été les éléments déclencheurs de cette sensation ? Ils se revêtaient de mots, de mots doux, de ce genre de mots tendres que Lian murmurait à mon oreille attentive, des mots caresses, des mots vapeur empruntant le souffle du bien-être. Plus elle me recouvrait de mots, plus ma nudité affichait la transparence d’une feuille de soie portée aux nues par les courants ascendants. De bien curieuses vagues déferlaient en moi, régulières, intenses. Le calme soudain que je retenais un instant annonçait l’imminence d’un véritable déferlement. Les draps imprimés de notre ivresse battaient pavillon rose au sommet d’un col atteint après une élévation magistrale.

Une fois par semaine, Lian me recevait chez elle. Un appartement neuf, moderne, vaste et clair. Peu de meubles. Elle ne se cachait pas de soutirer ses revenus à un parvenu roulant sa bosse au milieu des magouilles immobilières. Elle assumait à la fois un rôle de secrétaire particulière et d’accompagnatrice attitrée.

Très portée sur l’esthétisme artificiel, Lian s’engagea dans la spirale de la chirurgie plastique. Elle voulait remplacer ses simples yeux en amande par un magnifique regard à l’occidentale. Pour ce faire, elle dut subir une intervention très rapide, qui l’obligea à garder un bandage autour de la tête pendant dix jours. J’étais sa canne blanche. Je l’accompagnai pour le retrait des fils à l’hôpital. Le médecin était content de sa cliente. Elle devrait patienter trois mois avant d’envisager une autre intervention : le gonflement de sa poitrine que je trouvais pourtant harmonieuse.
Je n’eus pas le courage de voir le résultat de cette intervention, qui, à mon sens prenait des proportions imbéciles.

Mon père décéda suite à une mauvaise grippe. Je saisis l'occasion pour m'éloigner de Lian et me rapprocher de ma mère.
Elle avait besoin de me raconter sa jeunesse et de te transmettre la part romantique de ton grand-père.
Ses souvenirs nous rapprochèrent toutes les trois.
Pendant les quinze jours de vacances accordées par ma société, maman ressentit la nécessité de nous emmener voir son frère cadet qui était resté dans leur village natal.

***

L’oncle Ning vivait dans la maison familiale. Une bonne restauration aurait mise en valeur ce corps de ferme traditionnel.
Ning vivait seul.
Nous l’avions prévenu de notre visite. Il nous attendait à la gare routière. Une voisine et sa fille, dépêchées pour l’occasion, s’affairaient au fourneau. Elles préparèrent de quoi nous restaurer.
Porc sauté au gingembre et jeunes tiges d’ail.
Anguilles de rizière sauce aigre douce avec un soupçon d’huile de sésame.
Tranche de tofu sauté. Ailes de canards confites au miel de montagne.
Brochettes farcies de viande de porc et de champignons noirs hachés, cuites à la vapeur dans de minuscules étuves de bambou sur une mince couche d’aiguilles de pin fraîches.

Que de plaisir à entendre le frère et la sœur discuter la bouche pleine.
Que de plaisir à te voir dévorer ces plats sans rechigner.
Ning le paisible, accueillait notre venue avec tant de gentillesse qu’il était troublant de retrouver tant d’humanité dans un lieu si perdu. Son dialecte local était difficile à comprendre, même pour maman qui avait vécu son enfance. Elle nous traduisait certaines expressions rigolotes.

Comme quelques-uns de ses voisins, Ning avait transformé ses rizières en champs de mûriers. Les derniers cocons de bombyx avaient été livrés à la coopérative régionale. En attendant l’arrivée de nouveaux œufs, il amassait de la gomme arabique.

Après une semaine de ressourcement, l'oncle Ning désirait nous emmener dans la montagne.
C'était toute une expédition. Maman oscillait des genoux et toi tu étais lourde à porter. Nous décidâmes d’arrêter l’ascension. Ning insistait. Il fallait absolument poursuivre. Je le suivis pendant que vous vous reposiez et prépariez le pique-nique.

Au-delà de la forêt, la montagne découverte n’était qu’un amoncellement de rochers. Sur le versant sud, des fleurs colonisaient le sol dénué d’autre végétation.
Voilà donc le but ultime de notre promenade ?
L’oncle Ning m’invita à m’asseoir doucement en face de lui. Entre nous un magnifique bouquet d’orchidées sauvages. Il caressa les fleurs sans les toucher. Je ne comprenais pas ce qu’il me disait mais crus deviner qu’il m’indiquait le nom savant de cette plante.
Certaines tiges étaient longues. Les plus grandes avaient tendance à ramper sur le rocher nu. Les feuilles cylindriques, vert foncé se nuançaient du pourpre discret de détails insignifiants mais remarquables. La base, constituée de racines charnues, alimentait une inflorescence magistrale. Des fleurs blanches, ou rosées, brillaient au soleil. Leur petite langue rouge cerise contenait elle aussi de minuscules taches pourpres.

Avec une infinie délicatesse, Ning souleva le capuchon de l’étamine. Il découvrit à son extrémité deux petits sacs jaunes remplis de pollen. Il m’expliqua, avec une mimique hyper réaliste, que ceux-ci allaient se dresser vers le ciel puis se recourber et s’introduire dans la cavité qu’il me montra à l’aide de l’ongle de son petit doigt.

Quel passionné cet oncle ! Il s'assit. Il contempla le paysage alentour.
Je le regardais lui, au milieu de nulle part. J'avais l'impression d'avoir satisfait son envie de partager son jardin secret. Il me désignait l'héritière de ce trésor ouvert à tous vents. L’oncle Ning était un poète.

De retour près de toi et de maman, nos visages radieux déclenchèrent la curiosité. Oui, il y avait bien quelque chose de beau là-haut. Oui, ce quelque chose d’inexplicable permettait d’ouvrir les yeux sur le monde, sur soi-même.

Nos valises bouclées, il était temps de revenir à la réalité.
L’oncle Ning écourta nos adieux.
— Pour toi Ma Ku, me dit-il les yeux dans les yeux. Prends soin de ta petite fille.
Il me fourra dans la main quelques fruits secs pour le voyage.
C’étaient des amandes amères.

1 kang : "lit" traditionnel chinois encore utilisé dans les campagnes.
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Message  Invité Mer 8 Mai 2013 - 16:19

Dès le départ on perçoit un jeu de séduction. Impression que confirme aussitôt un récit empreint de sensualité.
On découvre au passage la concrétisation de tes questionnements sur le fil Discussions au sujet des petites excroissances pommelées. Jolie expression pour nommer ces attributs féminins.
Séduction, déception, amertume.
Un récit âpre qui dénonce la complexité des rapports homme-femme.
Pour être honnête, je n'ai pas terminé ma lecture et reviendrai poursuivre plus tard.

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Message  Jean Lê Ven 10 Mai 2013 - 7:36

J'aime le voyage que nous propose ton texte. La fin de la première partie est trop caricaturale dans la victimisation de Ma Ku pour bien coller à la description réaliste que la mère relate à sa fille par ce texte. Certaines tournures (vues et revues) assez outrancières dans ton propos te font louper ta cible, ainsi : Si maman m’avait prévenue que les femmes devaient passer une partie de leur vie les cuisses grandes ouvertes pour que les mâles épanchent leur virilité avec force coups de boutoir. ( la virilité n'est ce pas un concept féminin ? ; "coups de boutoirs", l'expression est galvaudée qui se souvient que le boutoir est le groin du sanglier ? )
La troisième partie plus douce et bucolique est ma préférée. Note : qui y avait vécu son enfance. Le détail de l'élevage des bombyx par les paysans coopérateurs m'a renvoyé au Viet-Nam.
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Message  Invité Ven 10 Mai 2013 - 23:20

Merci pour le dépaysement qu'offre ce texte.

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Message  Invité Lun 27 Mai 2013 - 6:12


J'ai bien aimé ce texte plein d'exotisme, et aussi le parcours de cette femme déçue par un amour brutal, sauvée par l'amour maternel, exaltée par une expérience lesbienne. Tout ceci est bien raconté.

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Message  Sahkti Mer 29 Mai 2013 - 10:21

Comme souvent, un travail de longue haleine, chez toi BM, pour nous offrir à croquer une destinée déchirée par les coups de l'avis mais jamais totalement désespérée.
C'est une fois encore le cas ici. On s'imprègne peu à peu de ces déceptions, de ce drame, de toutes les couleurs allant du noir au gris qui teintent la vie de cette personne tourmentée. Par moments, il y a peut-être déséquilibre dans le rythme ou bien dans la manière de vouloir associer une certaine violence à quelques propos.
Ceci mis à part, c'est une fois encore un beau portrait que tu dresses là, digne.
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