Vos écrits
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -39%
Pack Home Cinéma Magnat Monitor : Ampli DENON ...
Voir le deal
1190 €

Puede Ser

2 participants

Aller en bas

Puede Ser Empty Puede Ser

Message  'toM Mer 7 Juil 2021 - 18:20

Puede Ser

Séville 1933 - Cartier Bresson

Je me souviens de cette photo. On me l’a souvent montrée. Le cerceau. Je l’ai toujours, vous savez. Il est resté longtemps dans le débarras avec les balais chez nous. Quand j’ai quitté Séville j’ai voulu emporter avec moi quelque chose de cette époque-là, que je pourrais toucher (…) Sur la photo on voit Muletas, devant avec ses béquilles. On croit souvent qu’il fait le singe, la comédie, mais non. Il avait la colonne vertébrale très malade. Jamais à se plaindre pourtant. Il voulait courir et sauter comme nous autres, les gosses. Enfin il essayait. Et toujours de bonne humeur. Plus tard il a eu un accident, il est tombé en traversant la rue et une voiture l’a accroché. Un taxi, je crois. C’est dommage, c’était un garçon intelligent, et qui travaillait très bien à l’école. C’était le rival avec Cabezon, celui-là sur la gauche (…) Vous voyez sur la photo c’est l’hiver. Cabezon a des habits chauds, de bons souliers. Son père était plus riche que nous autres. Il fallait être le premier à l’école, avoir de l’instruction. Et ne pas se montrer à faire le fou (…) Cabezon et Muletas étaient les plus forts à l’école. Moi j’étais moyen mais j’ai pu faire de bonnes études aussi, lire des livres. Apprendre un bon métier. Et j’ai été maire de mon village, longtemps. « Quand vous divisez la vie par la mort, vous obtenez un cercle » je n’ai jamais bien compris cette phrase, mais je l’ai retenue. Je suis près de refermer le cercle maintenant, non ?

Muletas part en courant parce qu’avec le Burlon ils ont pris le canif de Cuchillo. C’est le petit que retiennent les deux Indios, ceux en blanc. Mais il rit aussi. Ça finissait toujours bien, à l’époque. Ce qui nous réunissait, c’était le jeu. Et rire ensemble (…) On l’appelait Cuchillo parce qu’il avait toujours ce couteau sur lui. Pour sculpter des petites figurines dans le bois d’olivier. Il était très doué lui aussi. Ses frères allaient les vendre aux touristes sur la place d’Espagne, ça ramenait quelques pésètes. Des taureaux de combat, ou la Virgen. Ou la tête du Greco. Peut-être c’était le Greco, ou Charles Quint. Ou Lorca. Après il valait mieux ne pas dire que c’était Lorca (…) Nos parents, dans le quartier, ils n’étaient pas très riches. Même chez Cabezon. On vivait de peu. Il y a ceux qui étaient à la Confederacion, ou à l’UGT, ou aux Comisiones, les communistes. Ceux qui ne disaient rien, aussi (…) J’ai gardé une petite tête sculptée par Cuchillo. Longtemps j’ai dit que c’était une tête de saint. Mais quand Franco est mort, j’ai dit que c’était Lorca. C’est un grand poète. Cuchillo disait qu’un jour il ferait un matador, ou Don Quichotte sur son cheval. Muletas lui avait répondu que l’olivier n’était pas encore planté et l’autre un peu triste a dit qu’il ne pousserait peut-être jamais. Il était petit, malingre. Habile mais il ne se serait jamais battu avec son couteau. Pourtant on a su que c’était son grand-père là-bas qui lui avait donné le couteau et qu’il connaissait Seisdedos, l’homme que les Gardes avaient tué à Casas Viejas. Des durs, ceux-là.
Les Indios ont joué du couteau aussi. De la navaja. On dit les Indios parce que le père était parti chercher la fortune en Amérique du Sud. Il n’a pas ramené grand-chose, je crois. Si, il s’est marié avec une femme de là-bas. Une guarani, très belle et qui lui a fait deux fils, Leandro et Hernan. Leandro c’était le plus fort, il nous défendait si il y avait de la bagarre avec ceux du quartier haut. Il faisait un peu peur. Hernan était très typé et il plaisait beaucoup aux filles. A nos sœurs aussi. Elles parlaient tout bas de lui devant nous pour qu’on n’entende pas (…) Après ils ont grandi. On a vu qu’ils portaient de beaux habits. Ils sont restés proches de nous mais ils ne travaillaient plus, ils se levaient tard. Ils sont partis en basse ville. Hernan attirait les belles femmes. On dit qu’il les emmenait à Buenos-Aires sur de jolis bateaux et qu’elles finissaient dans les bordels argentins. Un jour Hernan n’est pas revenu par le cargo et Leandro a disparu, un peu après. On ne sait pas. Tout ça est peut-être inventé, non ?

Moi je me suis marié avec la sœur d’Ivars. Ils venaient du Levante. Le père était à l’UGT. Tous ils se faisaient très discrets. On aurait dit qu’ils vivaient cachés, presque. Pilar n’a jamais pu me dire. C’est tout juste si elle marchait quand ils sont arrivés. Ivars c’est celui qui est assis, au fond. Souvent il était comme ça, à part, à observer. Pilar m’a dit que la famille a eu quelque chose de très dur, et que tous après se méfiaient, qu’il fallait se méfier. De tout. C’était nos voisins. En 36 le père est reparti dans le Levante et il a été tué. Les enfants ont grandi. On les a aidés. Dans les années 60 Ivars aussi est reparti là-bas. Il m’a dit qu’il fallait cacher tout le passé, l’enterrer. Si on voulait recommencer à vivre. Il est allé vendre des terrains et des maisons aux touristes. C’est une belle région, je crois que ça marchait bien pour lui là-bas. (…) C’est vrai qu’il y a eu beaucoup de morts (…) A droite c’est Perrito. Le petit chien qui suit. Le pleurnichard. Perrito je sais qu’il est revenu plusieurs fois tout seul dans les ruines, les jours d’après. J’ignore ce qu’il cherchait. On avait toujours connu les ruines. Au début on ramassait ce qui traînait, une céramique, un bout de tuyau. Après c’est resté le terrain de jeux. Quand on vu les deux hommes on s’est arrêté. Un a crié à Muletas de filer, et comme on continuait à rire il nous a jeté des pierres et des gravats comme nous on en lançait après les chiens. En rentrant Ivars nous a pris ensemble et il nous a fait jurer de ne rien dire à personne, que c’était risqué de parler. Deux jours après la Guardia est quand même venue et ils ont tout fouillé. Mais sans rien trouver. Moi je ne crois pas que c’était un fuyard ou un politique. Seulement un gars qui venait pour une fille, on ne saura jamais.
'toM
'toM

Nombre de messages : 278
Age : 68
Date d'inscription : 10/07/2014

Revenir en haut Aller en bas

Puede Ser Empty Re: Puede Ser

Message  Polixène Dim 1 Aoû 2021 - 23:11

Faire parler les morts, quel beau métier.
C'est très vivant, on s'y croirait, on sentirait la chaleur et la poussière même si on ne connaissait pas l'image.
Polixène
Polixène

Nombre de messages : 3287
Age : 61
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010

Revenir en haut Aller en bas

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum