Les Erinyes

Aller vers le confort de ce fauteuil, prendre ce bouquin était devenu une sorte d’obligation ou d’épreuve. La traversée d’un long faubourg sans arbre, montée sans horizon, sans perspective, une tâche, un devoir.

Mon grand-père nous avait parlé de juin 1942, de l’étoile jaune cousue sur tant de poitrines de voisins, d’amis, de passants. Il habitait rue du Chemin-Vert, au pied de la rue St-Maur, et j’avais regardé le documentaire sur les enfants du 209, comme un gamin aurait exploré le quartier d’à côté. Croisé Czeslawa au 26947. Comme j’avais suivi Ihil Perper le médecin de Brasparts mort à Sobibor avec femme et enfants à la descente du train. Ou cherché le dernier poème de Robert Desnos trouvé sur un billet dans la poche de sa tenue de mort, spectre parmi les spectres à Terezin.
Drancy, Auschwitz, à chaque fois serrer les poings dans les poches de l’injuste, de l’inhumain sur des musiques à chialer.
Et la révolte au-delà de la révolte qui assène la seule question comment devient-on un salaud.

Aussi je vivais maintenant enfermé face à Max Aue, l’homme sans consonne mais aux 900 pages. Enfermé et fatigué de mes dédales dans ses rapports ses promenades en ville de ses citations littéraires de ses rencontres – visage forme du nez courbe des sourcils coupe de cheveux acuité de pensée ou intelligence bornée bureaucratie venant d’où pour aller où – de ses élites de ses grades ses acronymes ses nausées sa grande culture ses fièvres la trop grande poésie retrouvée de ses descriptions de la campagne les matins calmes ses chiasses ses leçons de musique et ses délires sur lesquels il m’arrivait de m’endormir pour qu’aussitôt me tire de la somnolence une hallucination malsaine.

Il n’y avait toujours pas l’ombre d’une lumière. On serait toujours coupable de ce qu’on aurait pu.

Sur le bord de mer un mince filet d’eau traverse la plage, limpide comme une mélodie de Schubert. Sur chaque côté le courant détache les grains de sable les emporte dans le flux où il n’y a lieu ni de savoir ni de comprendre son destin de grain de sable.

Comment revenir aux autres quand on a labouré ça. Fermer à clé. Résister serait déjà d’aller au bout pour ne jamais, et que la 900ème ait au moins le sens d’être la dernière, comme un billet écrit plié au fond d’une poche.

Ecrit à la page 752 sur 900 et quelques de Les Bienveillantes, de Jonathan Littell

Je suis désolé je me suis trompé de porte (impression d'être entré dans les toilettes pour dame). Ceci dit je ne suis pas sûr qu'il soit mieux à sa place côté prose. Tiens je m'en vais reprendre un trait de cet excellent Saumur-Champigny, ça ira mieux après.

Un peu laborieux celui-là; peu habité et peu ouvert. Tant pis pour moi, qui suis friande de tes textes, je n'y retrouve pas la légèreté que j'apprécie.
On dirait un exercice?

Complètement, mais un exercice honnête et sincère dans l'exécution.
Le thème était le plaisir de lire, ou comment on arrive à s'isoler dans le monde du livre lu.

Ça n'enlève rien au plaisir (ou au besoin) de partager, j'espère.
Bonne journée.

Une association d’idée : « carnets pour une orestie africaine » de Pier Paolo Pasolini. Un film dans lequel j’ai trouvé des idées fascinantes sur les Erinyes, ce qui se passe après qu’Oreste ait tué sa mère, le rôle d’Athéna à son procès. C’est une association d’idée, mais elle vient interroger quelque chose du thème du livre lui aussi, j’imagine (je ne l’ai pas lu).
Essaie de voir le film si tu as du temps, on le trouve sur youtube.

C'est très étonnant comme l'exercice se repère relativement facilement... je me demande à quoi c'est dû, car l'écriture est impeccable...
Je n'ai pas lu Les Bienveillantes, allergique que je suis aux textes se rapportant à cette période. Donc pas trop accroché à celui-ci non plus.

Qu'est-ce qui dans l'écriture n'est pas un exercice. Même, au delà de ce forum. La communication "Veuillez trouver ci-joint ...", la transmission d'informations qui devront être appréhendées clairement "Je vais vous exposer maintenant l'histoire des mathématiques", il doit bien en exister d'autres, mais lesquelles ne seraient pas utilitaires, avec leurs règles qui font qu'elles sont utiles.
L'écriture ici est une suite de tentatives, plus ou moins abouties, mais soumises à l'approbation (au jugement), à l'analyse (la critique), au ressenti que "ça et ça c'est bien", donc qu'ailleurs ce pourrait être mieux, au partage du "qu'est-ce que tu en penses ?", et la prochaine fois, comment ferai-je ?

Sur mes dix dernières publications, huit sont des travaux d'ateliers. Repris mais initiés en atelier: 80% montre en main, cherchez l'intrus. Les Érinyes répondent à une consigne d'un atelier en sistership avec le mien, mais qui n'est pas le mien. Donc j'ai choisi d'écrire parce que le thème avait un sens, mais j'étais le seul en fin de texte à juger ce texte. Une tentative, mais le contraire d'un exercice si on estime qu'il n'y a pas de correction, de lecture commune et de débat critique. C'est un travail d'écriture sur un questionnement moral, avec une tentative, vaine, de distanciation. Résultat hybride, qui m'a porté à le poster ici, à le partager, en tant que texte. Dans les ateliers de la renaissance il y avait un croisement des regards, des techniques, des savoirs.

Je ne juge pas ici la façon dont les textes sont lus, ou commentés (je n'ai pas vraiment de leçon à donner dans ce domaine). Mais je me questionne sur le plus, qu'une lecture partagée, un échange, peut parfois apporter à une pratique qui a son importance dans mon (votre ?) quotidien.

Seyne je n'ai pas tout regardé, mais une bonne partie. Si je comprends bien, il y a un essai de transposer dans une Afrique contemporaine le thème de la guerre, de la destruction. La diction du texte d'Eschyle par Antonioni est pour moi le meilleur moment. Rendre le thème universel c'est bien, mais ma démarche était individuelle, égocentriquement. Mais c'est toujours intéressant de rebondir comme ça à partir d'un écrit. C'est le principe de Les Surgissantes", que j'aime beaucoup.

Portez-vous bien.

Tiens, je repêche celui-ci, je ne sais pas pourquoi je n'avais pas été plus loin dans l'échange.


Mon association d'idée, la voici :
Dans le film, Pasolini rappelle l'histoire de l'intervention d'Athéna, favorable à Oreste, dans le jugement de celui-ci devant le tribunal des dieux. Elle le fait humblement, face aux érinyes qui, comme elle le rappelle, sont beaucoup plus anciennes qu'elle, et qui réclament le châtiment éternel d'Oreste coupable de matricide. J'ai oublié son plaidoyer, sans doute rappelle-t-elle qu'Oreste n'avait aucun choix puisqu'il était également sommé de venger la mort de son père.
Ce qui est passionnant (ah ces grecs ! ) c'est que les érinyes, une fois convaincues, pardonnent et se transforment en déesses de la mémoire, les euménides.
Sans doute ta lecture de ce livre, lecture douloureuse, exigeante, est pour toi le prix à payer face à ces crimes déshumanisants, vise-t-elle cette transformation... Sommes-nous encore les Oreste de la Shoah ?