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Enfin une bonne nouvelle (22 et 23)

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Enfin une bonne nouvelle (22 et 23) Empty Enfin une bonne nouvelle (22 et 23)

Message  Frédéric Prunier Dim 21 Juin 2015 - 20:40

XXII




           Benoît s’enfuit par les jardins. Heureusement pour lui, le cadavre d’un commerçant lui fournit des habits plus discrets que son uniforme de milicien et il s’échappe de la cité sans encombre.
  Il faut prévenir de la Part-Dieu, rejoindre Château-Rouge. Il connaît le sort que les émeutiers ont dû réserver à Jean-Marie. C’est une catastrophe innommable, tout a si soudainement basculé.

 Au château, Gaspard et moi jouons tranquillement au 421. Le majordome nous raconte tout en vrac, sa fuite par les jardins, les cris de son frère qu’il ne pouvait sauver, l’effrayant nombre des cadavres disséminés partout en ville.
  L’énormité de ce que décrit Benito ne perturbe pas le chevalier qui minimise au contraire la situation :
— Ce n’est qu’une émeute et demain le soufflé sera retombé…
— Ils ont assassiné Jean-Marie !
  Bien que je ne supporte plus depuis longtemps la connerie des cousins de Gaspard, ce lynchage me bouleverse. Qui peut mériter une fin aussi horrible ? Les humains sont des brutes sanguinaires. Nous pouvons accuser la société d’engendrer l’injustice et tous les maux de la terre, nous sommes les seuls maîtres à bord. Face à notre libre arbitre, les plus bas instincts n’ont besoin d’aucune aide pour se délecter dans les pires cruautés.  
  Le visage de Janine me vient tout à coup à l’esprit.
  Ne devait-elle pas, ce matin, se rendre en ville pour acheter des alcools, du tabac et un peu d’épicerie chez les grossistes ? L’angoisse me serre la gorge, j’imagine les atrocités, les meurtres gratuits, la ville à feu et à sang.
  Et Maria ? Et l’abbé ? Ils vont avoir besoin de moi. Gaspard n’a pas l’air de mesurer la gravité de la situation.

  Où est Yasmine ? Se met-elle en danger ? Elle doit être en tête de manif, du côté des extrémistes. Connaissant ses idéaux politiques, il ne peut en être autrement. Si elle rencontre la femme de Seb dans la rue, la protègera-t-elle ou au contraire assouvira-t-elle une quelconque vengeance ?
  Il faut que je me réveille, que j’arrête ce cauchemar. Je ne veux pas qu’il soit trop tard. On doit pouvoir empêcher le désastre, libérer les victimes de la rafle, aider ceux qui meurent de faim et vivre tranquillement, tous ensemble, que l’on se déteste ou que l’on s’apprécie.
  Le chevalier s’est levé.
  Écoutant le récit de son majordome, il marche dans la pièce de long en large, élaborant un plan de contre-attaque :
—Trois compagnies de C.R.S. sont stationnées au fort de la Roche. Il suffit de quelques heures pour verrouiller la région. Nous verrons comment se comporte cette bande de lâches quand l’étau se resserrera autour de la vieille ville. Ces sauvages croient que nous allons les regarder anéantir le pays sans réagir ?
  Au fur et à mesure de ses paroles, le ton de sa voix s’enflamme.
— Assassiner le principal magistrat de la ville est symbolique. C’est une provocation qui a pour but de terroriser la population et d’ébranler nos institutions. L’armée doit réagir. Ces gens sont des monstres enragés, des moins que rien sans distinction ni panache, des pleutres que nous devons exterminer avant qu’il ne soit trop tard.

  J’ai envie de modérer ses propos, mais je n’ose pas.
  Je voudrais éviter l’engrenage de la violence, écrire une autre histoire, ignorer l’horreur que nous décrit Benoît. Pour éviter le pire, je suis prêt à toutes les concessions et les compromis possibles. J’accepterais toutes les parties de tarot que Jean-Marie voudra et nous passerons des journées à nouveau tous réunis chez Seb, au café, comme avant, assis à refaire le monde, et la politique ne sera plus que des mots.
  En ville, le massacre doit continuer, comment arrêter ce cauchemar ?
— Yasmine ! … Janine ! … Qui que vous soyez, protégez-les ! Ne les tuez pas, je vous en supplie.
  Je dois agir, coûte que coûte, cela devient urgent. Regardant par la fenêtre afin de cacher mes larmes, j’ai honte de ma faiblesse, de mon impuissance devant un tel drame. Que peut-on faire pour empêcher l’horreur ?
  Le ciel s’est assombri.
  Derrière moi j’entends Benoît, il est ridicule. Il y a quelques minutes, il tremblait encore comme une feuille mais en quelques mots, son maître vient de le remonter comme un ressort de pendule. Le majordome salue le chevalier en claquant des talons et retrouve son arrogance de petit chef, s’apprêtant à retourner dans l’arène : il photographiera le désastre, accumulera les preuves contre les Français, rassemblera les miliciens qui ont échappé à la tuerie. Rien n’est perdu, au contraire !

  Barrant le ciel devant le soleil couchant, un immense panache de fumée s’étale, aussi noir qu’un nuage d’orage. Il vient du centre-ville. Plus à l’ouest, il y a aussi d’autres fumées, vers la gare. Maria et l’abbé sont là-bas.
— Je dois partir, je dois retourner chez moi.
— Tu veux te faire tuer ?
— Il y a aussi des incendies du côté de l’Abbaye.
— Si un malheur est arrivé, tu ne pourras que constater les dégâts… Et si ton quartier est épargné, tu prends le risque inutile d’une mauvaise rencontre, en voulant le rejoindre. La nuit approche, il est impensable de quitter le château maintenant.
  Je pense que l’abbé, apercevant cette fumée, n’est pas resté tranquillement assis sans rien faire.

  Je ne me trompe pas.
  Avec Maria, ils ont vite compris que le feu embrasait un bâtiment de la vieille ville et l’abbé a décidé immédiatement d’aller voir ce qu’il en était.  
— Deux bras supplémentaires seront toujours utiles. Emmenez le jardinier avec vous. De transpirer en portant quelques seaux ne lui fera pas de mal, l’hiver s’éternise et il engraisse l’animal !
  Il n’y a pas plus brave que le jardinier, tout le monde le sait. Maria en rajoute un peu :
— Depuis que la terre est gelée, quand monsieur a fini sa corvée de bois quotidienne, il s’installe au fond de la cheminée et n’en sort pratiquement plus, sauf pour piocher la pointe de son couteau dans mon pot de rillettes. Si vous l’entendiez à confesse, il pourrait vous réciter l’inventaire du cellier ! Heureusement que le dégel est là sinon il ne faudrait guère de temps pour qu’il devienne aussi rond qu’un moineau engraissé au saindoux.  Ah ! Si tous les miséreux de la terre avaient, comme lui, le loisir de fureter dans ma cuisine, le seul fléau des rigueurs de l’hiver serait la surcharge pondérale.
  Le portrait est bien une caricature qui décrit sans erreur notre bonhomme. L’abbé répond à Maria en riant :
— J’accepte volontiers d’emprunter votre colosse. Je ne sais pas ce qui brûle mais ce panache de fumée prend une telle ampleur qu’il y a de quoi s’inquiéter.
  Alors qu’il s’éloigne à grands pas, Maria le rappelle :
— Par contre, je garde Titou… Et si vous le trouvez en chemin, vous me l’envoyez dare-dare ! Il devait me cirer le grand escalier hier et je ne l’ai pas vu de la journée. S’il croit échapper aux corvées, celui-là, il n’a pas encore compris à qui il avait affaire.



 
*




      Maria est assise près d’une fenêtre de sa cuisine, profitant de l’ultime lumière du jour pour ravauder son linge. La nuit approche, l’abbé et le jardinier ne sont toujours pas revenus et je passerai certainement la soirée chez Gaspard. Elle nous attend malgré tout et son pot au feu mijote au-dessus du foyer.
— Si personne ne dîne avec moi, aucune importance, ils le mangeront demain, c’est encore meilleur réchauffé.

  Elle observe régulièrement le ciel et surveille d’une oreille Titou qui patine enfin le parquet, à l’étage. Elle a réussi à mettre la main sur ce fainéant et se revoit lui tirant l’oreille, pour le guider vers la réserve des produits d’entretien, bien qu’il ne soit plus le gamin maigrichon et intimidé qui découvrait, il y a une dizaine d’années, ma maison pour la première fois.
— Celui-là est déjà sorti de sa chrysalide mais ne le sait pas encore, pense-t-elle, songeuse…
  La masse noire qui obscurcit le ciel devient de plus en plus préoccupante.
— Pourvu que le feu ne se propage pas à la ville entière.

  Écartant un pan de rideau, afin de mieux apprécier le nuage de fumée, Maria croît apercevoir des mouvements suspects au fond du parc.
  Ce n’est pas la première fois qu’une ombre discrète se faufile ainsi jusqu’à la chapelle. Elle ne m’en a jamais rien dit, ne sachant que trop précisément mes sentiments pour Yasmine. Elle espère de toute son âme que j’oublie au plus vite cette fille de mauvaise vie.
  Discernant plusieurs silhouettes entre les arbres, elle s’emporte :
— C’est le bouquet, maintenant, toute la famille rentre ici comme dans un moulin. Ces romanichels, tu leur donnes un doigt et ils te bouffent le bras.
  L’esprit en ébullition, elle quitte son observatoire et sort illico.  
— Il est temps de resserrer un peu les boulons avec ces gens-là. Tous ceux qui n’ont pas l’autorisation de pénétrer ici vont déguerpir plus vite que prévu et connaître de quel bois je me chauffe, c’est moi qui vous le dis !
  Elle parle si fort que sa voix résonne dans la maison toute entière. Titou se penche par-dessus la rambarde de l’escalier pour mieux entendre. Il voudrait bien savoir qui est l’heureux élu de cette colère, pour une fois que ce n’est pas lui…


  À peine Maria fait-elle quelques pas dehors qu’elle se retrouve nez à nez avec une dizaine de mauvaises figures surgissant du bout de la haie de cyprès. La plupart ont des sweats à capuches qui masquent en partie leurs visages et sont outillés de battes de base-ball, quelques-uns ont de vraies armes à feu. Elle s’arrête et un frisson lui glace le sang.
  Ceux-là ne sont pas ici pour prier dans la chapelle. Ce doit être les voleurs de l’autre nuit, ils reviennent pour emporter le reste.

  Elle se met à crier de toutes ses forces, courant le plus vite possible vers la porte de la cuisine. Son corps, aux formes plus que généreuses, n’est pas vraiment taillé pour la course à pied et elle n’a pas fait trois pas que Ben-Farsat l’a déjà projetée au sol, la giflant d’un revers de main, ce qui l’assomme à moitié.
— Tu vas la fermer ta gueule de truie ? Ou tu préfères que je vérifie si tu couines comme un sac à merde quand je t’égorge ?
  Pratiquement assis sur elle, l’homme chuchote à l’oreille de sa victime et la menace de son couteau, tirant sauvagement les cheveux pour lui maintenir la tête en arrière.
  Maria peine à respirer, ce barbare sent fortement le shit et la bière, il a une mauvaise bouche.
— Tu es toute seule ? Où sont les autres ? Ton maître... le musicien, il est là ?
— …Non… il y a juste l’apprenti avec moi… C’est encore un gamin. Je vous en supplie ! Ne lui faites rien.
  L’homme marque un temps d’arrêt et se soulève à demi, écoutant le tumulte qui vient du bâtiment principal. On entend des cris et des meubles qui se renversent.
— Je crois que ça va être trop tard, surtout que les premiers entrés ne sont pas les plus finauds de l’équipe, je suis désolé.

  Ben se relève et tire encore plus fortement Maria par les cheveux, l’entrainant de force vers l’intérieur.
  Ce Beau-François a beau être un converti tout neuf, l’humanité des prêches qu’il écoute le dimanche ne temporise en rien son professionnalisme de soldat aguerri du crime. Il tue et torture sans remord comme on peut le faire au nom de la patrie, parce qu’il est persuadé que son djihad et sa croisade sont des vérités absolues. Imposer ce qu’il croit est nécessaire, pour le bien de tous.
  Il s’est inventé, au nom de son dieu, une bannière de combattant l’autorisant à tuer les mécréants qu’il rencontre, les idolâtres des autres religions, mais également quiconque n’est pas, à son goût, assez assidu à la prière.
  Il s’interroge. Le visage de Maria ne lui est pas inconnu. Cependant, il est certain de ne jamais l’avoir croisée à l’église. Doit-il égorger cette créature du diable ou avoir pitié de la mauvaise croyante ?
  Les cris de Maria l’insupportent.
  Elle se tord de douleur, essayant de suivre du mieux possible les mouvements de bras de son tortionnaire.
  Arrivé en bas du grand escalier, Beau-François jette sa victime à terre et lui assène un coup de pied dans le ventre, de la même façon qu’il shooterait dans un ballon de foot.  
  Sur un signe de leur chef, deux hommes s’emparent de la malheureuse et la traînent vers l’intérieur.

  Les voleurs saccagent toutes les pièces. Titou doit être mort ou assommé, Maria ne l’entend plus. Les mains ligotées dans le dos et recroquevillée sur le sol de sa cuisine, elle est tétanisée de peur, abasourdie par ce qu’elle entend.
  On s’approche.
  Quelqu’un la retourne et promène ses mains sur son corps. Il lui parle en français.
— On t’a jamais dit que t’étais appétissante ?
  Celui qui parle est un grand black athlétique aux muscles forgés dans les salles de sport des maisons d’arrêt, une armoire à glace, un condensé de muscles sans cervelle. Il la soulève et la plaque sur la table, à plat ventre, retroussant ses jupes en la forçant par derrière, hilare.
  Dans un sursaut, Maria tente de se dégager mais son agresseur lui projette le visage de toutes ses forces contre le plateau de la table, ce qui lui casse le nez.
  Ce type serait capable d’enchaîner cinquante pompes sur une seule main ou une centaine de tractions d’affilé. Le corps de Maria est meurtri, l’homme qui la pénètre lui dit des mots obscènes à l’oreille mais elle ne les comprend plus, la souffrance est trop intense. Il lui pétrit les seins sauvagement, ses seins lourds et maternels qu’elle adore habituellement que ses amants caressent. Cette brute lui fait mal, horriblement mal. Sans qu’elle sache définir quelle partie de son corps est la plus douloureuse. Elle essaie vainement de s’échapper et son bourreau lui refrappe violemment la tête contre la table.
  Maria crie de toutes ses forces, persuadée que son cerveau explose, mais elle n’a plus la force de se défendre. Son corps est fouillé, souillé de partout.

  Les minutes ont passé, son violeur a disparu.
  La figure pleine de sang et d’ecchymoses, elle se recroqueville à nouveau sur le sol. Dans sa torpeur, elle entend le brouhaha de meubles que l’on renverse et des éclats de voix. Un autre homme vient lui retourner le visage pour constater son état. Elle n’en discerne pas les traits, sa vision est trouble.
— Préviens ton maître que je n’ai pas trouvé aujourd’hui où est planqué son fric, alors qu’il profite au plus vite de sa petite vie tranquille car je reviendrai personnellement m’occuper de son cas.
   On lui repose la tête sur le sol et la maison redevient silencieuse.






XXIII





        Fuyant le tumulte du centre-ville, Jean-Louis pousse péniblement sa charrette, pleine à craquer. Le chargement est recouvert par des sacs de vieille toile. Heureusement que les trois gamins de la bande lui donnent un coup de main car le dégel rend la route difficilement praticable, l’hiver a creusé d’énormes ornières.
  À la sortie du faubourg, il croise l’abbé et le jardinier, sans s’arrêter pour les saluer :
— Le marché aux grains est en flammes ! Ils se battent partout, c’est la guerre !
  S’éloignant à la hâte, sans donner de plus amples explications, il prévient :
— N’y allez pas, vous allez vous faire tuer.

  Interloqués, le jardinier et l’abbé regardent ce curieux équipage disparaître au coin de la rue :
—  Jean-Louis est si perturbé que sa figure en est méconnaissable.
— D’habitude on ne sait pas comment s’en débarrasser. Il nous tarabuste avec les potins de la veille, de l’avant-veille et du mois dernier. Monsieur l’abbé, vous croyez que ceux qui n’ont pas été victimes de la rafle ont trouvé la force de manifester et de prendre les armes ?
— Je ne sais pas…
  On ne peut imaginer l’ampleur du désastre.
  Les violences racontées dans les livres ou à la télévision sont des façades édulcorées de la réalité. Un film peut décrire une folie mais il manquera toujours le goût du sang et son odeur.
— Que l’incendie soit impressionnant et que les échauffourées entre la police et les manifestants aient dégénéré en guérilla urbaine n’a rien d’impossible, mais de là en déduire qu’il s’agit de la guerre ou de la fin du monde.

  Sur la place du marché, ils découvrent l’étendue du carnage.
  L’accusateur, le responsable de la halle aux grains et le capitaine de la prison sont morts, leurs cadavres sont pendus sous les arcades. Le corps du banquier Martin est avec eux. Ce dernier, qui pensait avoir l’aura d’un héritier de la révolution grâce à ses origines françaises, n’a pu échapper au pire et ces liquidateurs n’ont pas pris le temps de vérifier si la démesure de sa richesse était le fruit du travail acharné ou celui d’un affameur avare.
  Plus ils s’approchent du brasier plus l’abbé et le jardinier doivent admettre combien ils sont démunis face à une telle puissance dévastatrice. Le bourdonnement sourd et monstrueux de l’incendie a remplacé la cacophonie joyeuse habituelle de la place.
  L’abbé reconnait des visages parmi les cadavres.
  Il interpelle un gamin qui fait les poches des victimes, sans avoir conscience de l’abomination qui l’entoure, ni de la gravité de ce qu’il a vu aujourd’hui.
  Ce dernier raconte alors, sans aucun trouble ni frayeur, les événements dont il fut le témoin mais aussi acteur.
—  J’étais là et je peux tout vous dire...

  Il a vu mourir le banquier et aussi le marchand de lunettes de la rue du commerce, celui qui fait de la publicité avec son deuxième lorgnon gratuit.
— Celui-là prenait la défense du gros Martin et expliquait aux émeutiers que la richesse des usuriers n’avait rien à voir avec celle des nobles. Les enragés lui riaient au nez, se moquant de lui parce qu’ils n’étaient pas là pour écouter des sornettes.
— On veut goûter à son or, il nous dit qu’il n’est pas comestible, mais nous, on veut y goûter quand même… On veut connaître le plaisir de le re-chier  tout entier ! Et toi, le marchand de binocles, tes lunettes, elles ne se mangent pas ? Tu les transformes bien en pièces d’or, non ? Et ce magot, il n’est pas trop lourd à porter pour un seul homme ? Attends ! On va t’aider, on va t’alléger…
  Le commerçant empêchait, comme il pouvait, les manifestants d’entrer dans sa boutique. Le premier à qui il barrait la route était Maximilien, le chef de la bande des Français.  
— T’es plus riche qu’un marquis et tu me dis que ta fortune serait légale et honnête ?... Tu as vampirisé les petits artisans de la région et on raconte que tu continues à vouloir grossir, toujours, que ton rêve est de devenir le plus gros marchand de la terre.
— Mais… je vends mes lorgnons moins chers que les autres !!!
— Les autres ? Tu les as tous bouffés !
  Le pauvre homme était blanc comme un linge, comprenant qu’il n’arriverait pas à ébranler en quelques mots une logique de terroriste. Il tremblait et n’osait plus rien dire.
— Tu as, donc je prends. C’est simple !… Et j’ajoute, continuait Maximilien en lui collant le canon d’un pistolet sur le front, que ce que je vais faire est cruel. Cela s’appelle un crime, c’est passible de la peine de mort, je le sais et je m’en fous. Je veux supprimer tout ce que je hais et ta richesse m’est devenue insupportable alors je vais te supprimer. C’est une obligation sinon tu passeras le reste de tes jours à chercher à te venger en criant à l’injustice. Toi et ton voisin le gros banquier, je vais vous effacer du monde, vous ne devriez même pas exister !!!
  Il cria ces derniers mots avec une telle fureur que le lunetier ne chercha pas à se défendre. Pétrifié de peur, il ne comprenait que l’on puisse le comparer à un banquier ou à un noble : lui bâtissait sa fortune en respectant les règles du jeu.
  Maximilien bouillonnait de rage et dans un geste de colère pressa la détente de son arme. Constatant les dégâts de son coup de feu, il parla au cadavre :
— Quand les gens de ton espèce comprendront que les petits millionnaires font moins de jaloux que les gros milliardaires, ils vivront plus longtemps.

  …Et après, il a donné l’ordre à ses hommes de brûler la maison…
    L’abbé est effaré, l’angoisse le submerge. Il a du mal à refreiner l’envie rageuse de lutter physiquement contre la barbarie et la haine.
— …Je suis prêtre… il n'y a que des armes contre les armes…  
  Il voudrait hurler, hurler pour que son cri arrête ceux qui ont commis de tels actes, hurler pour compenser son impuissance.
—La fureur est ancrée dans la partie primitive et sauvage propre à tous les humains. Ils attaquent pour mieux se défendre. C’est notre condition d’être vivant… Mais que la cause soit juste ou non, rien ne doit permettre une telle barbarie.
  Le jardinier écoute, immobile. Lui aussi est prêt à prendre les armes pour défendre ce qui est juste. L’abbé puise dans ses propres paroles la force de contenir ses émotions. Il n’a pas le droit de céder à sa colère :
— Il faut regrouper ici les victimes disséminées partout en ville afin de permettre aux familles de récupérer plus facilement les corps de leurs proches, quels qu’ils soient.
  Cette idée est de bon sens.

  Sous son impulsion, commence alors la formation d’une chapelle ardente improvisée et le rassemblement des cadavres colonise bientôt la place du marché. Pour chaque nouvel arrivant, une prière est récitée, le temps d’un recueillement, agenouillé au côté de la dépouille.
  On aligne des enfants, des femmes, des vieillards, des familles entières. Il faut rhabiller certaines victimes. La servante du docteur Gros a été violée et mutilée. Le praticien, lui aussi, a été assassiné, c’est incompréhensible. Il soignait les pauvres de la banlieue, gratuitement, depuis toujours.
  Il y a du sang partout.




*





      C’est au crépuscule que Benoît arrive à son tour en ville, affublé de sa plus complète tenue de combat.
  Depuis qu’un magasin spécialisé dans le surplus militaire a ouvert ses portes dans le quartier, il arbore des treillis de camouflage et se la joue commando. L’armée n’aurait jamais dû le réformer. Elle considérait, à juste titre, son profil psychologique instable et dangereux. Résultat de ce rejet, il s’est acoquiné avec les intégristes du parti national et au fil du temps, est devenu un de leurs leaders les plus actifs.
  Le pathétique de son histoire, c’est de l’entendre aujourd’hui fulminer contre les institutions qu’il vénérait auparavant. D’après lui, ceux qui lui ont refusé l’accès des casernes ne pouvaient être que des fonctionnaires véreux à la solde de la franc-maçonnerie ou des juifs. Le royaume est en décrépitude, le roi est trop laxiste. Il ne serait pas étonnant que l’on découvre un jour combien le gouvernement est soumis au grand capital puisqu’il ne fait aucun doute que les parlementaires sont soudoyés par les communistes, les Français et les Chinois.
  Avec l’argent que lui a donné Gaspard, il a pu monter sa boîte d’agents de sécurité et fort de cette expérience, le parti l’a nommé chef de son service d’ordre.

  Le conseil municipal vient de valider sa licence, l’appui de Jean-Marie, son frère de toujours, a été décisif. C’est donc tout naturellement que l’on fit appel à ses hommes afin de pallier le manque d’effectif de la police, quand le roi décréta un renforcement des contrôles d’identité. Il reste donc persuadé que la rafle était non seulement légale mais justifiée.
  Entre Château-Rouge et la vieille ville, il en a ressassé des choses.
  Les évènements qu’il vient de vivre sont un contretemps fâcheux qu’il faudra surmonter.
— Les émeutiers ont gagné une bataille mais rien est joué, bien au contraire. Nous devrons nous servir de cette agitation pour convaincre les plus sceptiques du bien-fondé de nos thèses. Si ces sauvages ont tué Jean-Marie, on doit le venger. Ce malheur est une occasion rêvée, je vais prendre les rênes du parti, présider le conseil et peut-être plus encore.

  Il arpente maintenant la place du marché et n’a plus qu’une seule idée en tête : supprimer les Français, uniques responsables de la gabegie qui vérole ce pays.
— Demain matin, nous enterrerons et pleurerons les nôtres. Avant cela, nous allons nous débarrasser des chiens galeux qui empestent la place. Il est intolérable que des victimes innocentes soient mélangées à leurs bourreaux. Pourquoi encombrer une fosse commune avec de la sous-race venimeuse ? Puisqu’ils ont allumé l’incendie, nous n’avons qu’à les jeter au feu !
  Des voix l’approuvent. L’abomination alentour incite à des représailles immédiates : Il faut nettoyer la ville, ces barbares ne méritent pas d’être inhumés, pas même en tas dans un trou…
 
  Un peu à l’écart, le fils Miole reste silencieux, prostré, les yeux emplis de larmes. Depuis que le courage lui a manqué pour décrocher la tête de son père, toujours embrochée sur la grille de clôture de la petite cour attenante à sa boutique, il n’a plus prononcé un seul mot.
  D’habitude, il est un des plus exubérants va-t-en-guerre, surtout quand Benoît invente un nouveau moyen d’aller casser du mangeur de camembert. Mais ce soir, tout ce qu’il a vu lui défile en boucle devant les yeux et le bruit de la tuerie, quoique finie depuis plusieurs heures, reste un vacarme monstrueux qu’il ne peut étouffer. Le sang de ceux que l’on égorge jaillit encore, l’éclaboussant de fureur. Ses oreilles bourdonnent, il entend à peine Benoît qui continue son travail de galvanisation des troupes, juché sur le toit d’une épave de voiture :
— Si vous reconnaissez un Français ou un agitateur du faubourg parmi les blessés, finissez-le ! Plus nous en supprimerons, moins il en restera.
  Des hourras lui répondent, des poings se lèvent. L’abattement fait place à l’espoir, à l’esprit de reconquête. Ces fumiers doivent payer.
— On devrait pendre quelques-unes de ces charognes aux murailles de la ville.
— Et les dépecer pour faciliter le travail des corbeaux…
— Moi, je les empalerais comme des poulets à la broche, pour les griller morts ou vifs. Et demain, ni vu ni connu, on en parle plus.
  Le délire collectif est tout prêt à reprendre, l’abbé s’interpose :
— Vous ne pouvez pas agir pareillement que ces barbares que vous dîtes haïr, la justice punira les responsables des massacres. Au nom de Notre Dieu, je vous demande de ne pas surenchérir dans l’horreur.  
  Benoît ne se démonte pas :
— Parlons-en du bon dieu ! Quel monstre peut-il être, celui qui dicte et donne l’ordre de pendre l’accusateur Lebenne comme une vulgaire carcasse de porc à un croc d’abattoir ?
— Il n’y a plus ici que des morts. La violence n’a plus lieu d’être.
  L’abbé se tient debout, immobile, écartant les bras, ultime barrage avant la profanation des cadavres…


  Déambulant entre les victimes, le fils Miole reconnaît certains visages, des clients de sa boutique, des bourgeois, des amis, et aussi des gueux qu’il a tués de ses propres mains.
  Depuis la fin de l’émeute, il ne lâche plus le marteau sanguinolent qui lui a sauvé la vie, le serrant de toutes ses forces.
  Tout à coup, se trouvant devant le cadavre de l’émeutier reconnu être l’égorgeur de son père, il pousse un cri de fureur et se met à lui fracasser la tête.
  Incapable de s’arrêter, il s’acharne ensuite sur le corps allongé juste à côté, puis sur un autre, et ainsi de suite...
  De le voir dans cet état tétanise ceux qui réclament la vengeance. Ce pauvre Miole est devenu fou et le désastre continue.
  L’abbé ne peut retenir ses larmes, il crie à Benoît et à ses partisans :
— Regardez ! Profitez-en, savourez !… Mais qu’attendez-vous ? Allez l’aider !  Écrasez-les ! Brûlez-les ! Il n’y a plus rien d’humain ici, vous avez raison.
  Deux hommes s’approchent enfin du forcené.
  Miole sent qu’on lui attrape le bras, il se retourne et frappe avec la même puissance qu’il éclatait les crânes des cadavres, tout en gueulant  comme un possédé :
—  J’AI LA RAGE !  J’AI LA RAGE !  J’AI LA RAGE !  J’AI LA RAGE !
  Personne n’ose plus l’approcher.
  Quelques instants après, son coup de folie s’arrête enfin, aussi soudainement qu’il est apparu. Il tourne sur lui-même, comprenant qu’un cercle de visages le regarde et il se met à pleurer, aussi naïvement que le ferait un enfant.
  L’abbé s’avance et lui retire le marteau des mains.
— Viens, il faut te reposer.
   Miole se laisse faire.
  Benoît reste silencieux. Cet idiot de Miole a cassé le moteur de la vengeance, et ce curé en travers de son chemin n’arrange rien.
  L’incendie éclaire la place comme en plein jour, accentuant juste les ombres mouvantes des vivants. L’alignement des cadavres a repris son cours, on vient d’en apporter un nouveau contingent.
Frédéric Prunier
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Message  jeanloup Mar 23 Juin 2015 - 12:34

Le film se déroule clairement. Je visualise toutes les scènes assez facilement. Les personnages dans la tourmente sont fidèles à eux-mêmes. Tout va donc pour le mieux, ma lecture continue

jeanloup

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Enfin une bonne nouvelle (22 et 23) Empty Re: Enfin une bonne nouvelle (22 et 23)

Message  Frédéric Prunier Mer 24 Juin 2015 - 6:32

Merci jean-loup.

Bon, j'arrête ici la publication de cette histoire ici. Je me garde le reste pour une petite édition papier.
je ne manquerai pas de continuer à te lire et commenter
amitié,
fp
Frédéric Prunier
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Message  jeanloup Sam 27 Juin 2015 - 13:30

cela signifie donc qu'on ne saura jamais comment cela finit ? Quoique toutes les histoires finissent au bout du compte de la même façon. Par la vie continue.

jeanloup

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Message  Frédéric Prunier Sam 27 Juin 2015 - 15:23

jeanloup, si tu veux lire la fin, je me ferai un plaisir de te l'envoyer par mail... :-)

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